Archive pour novembre 2007



Du vide

 

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L’ennui dans le jeu vidéo c’est plutôt courant, ça fait même parti de son intérêt. On devrait pouvoir définir et évaluer un jeu non par l’excitation ou l’étonnement qu’il nous propose mais par sa capacité à nous ennuyer. Jouer est évidemment profondément inutile et c’est justement pourquoi on joue. Si jouer servait à quelque chose, le jeu vidéo deviendrait utile et alors son inutilité, sa futilité perdrait son attrait. Jouer nous distrait ce qui par définition n’a rien de commun avec le courant des choses nécessitant une définition utile de l’être au monde. Je joue, donc je ne suis rien, je refuse d’être. En jouant le temps n’est pas alternatif, disjoint, parallèle, il est nul. Jouer c’est affirmer sa volonté du zéro, du vide, contrarier le courant implacable des choses qui nous oblige. C’est un acte anarchiste, individualiste, éventuellement un espace de méditation, une retraite. Parfois en jouant on ne joue pas, on se crée un rapport paradoxal, on pense à autre chose, le jeu nous invitant, malgré lui, à errer dans notre cerveau. Chaque image de jeu vidéo, n’étant justement jamais image, laisse une marge, un espace de liberté d’où nous pouvons diverger. Face au jeu je ne me peuple pas du monde, d’images, je me peuple de vide. Ce vide n’est évidemment pas nul comme valeur, au contraire, ce vide c’est ma liberté. Ma liberté d’inventer des images qui existent à partir d’images nulles. Ces images du jeu vidéo ne peuvent donc exister que pour moi, selon moi, et c’est pour cela que l’image du jeu vidéo ne peut avoir d’autre existence, puissance, force, valeur, ailleurs que dans mon rapport au jeu. Ce qui le rend unique, sans équivalent historique. Ce rapport au zéro (le jeu) et au un (nous) tient peut-être même de l’expérience la plus singulière dans toute la production artistique que nous connaissons. Que le jeu vidéo ne montre rien, voilà justement la chance de participer pour la première fois à une authentique expérience du vide, pas du néant. Car ici on habite –le jeu vidéo c’est bien moins s’enrichir qu’enrichir quelque chose, un espace, ce vide. Il ne nous peuple pas, comme le cinéma, nous le peuplons par cette possibilité d’être peuplé par le vide. Sans nous le jeu vidéo n’est rien, il n’existe pas, il faut l’avoir essayé pour connaître notre éventuelle capacité à nous y installer et lui donner sa valeur. Valeur évidemment nulle puisqu’elle n’existe que selon certaines conditions et seulement pour celui qui joue. Jouer ne peut donc être qu’une révolution neutre, ou parfois négative. Mais c’est un autre problème.

 

Jérôme Dittmar

 

Vers l’idée du mouvement – PES 6

 

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Si on rêvait de faire la coupe du monde avec Pro evolution soccer 5, il s’agit avec l’épisode suivant d’y revenir. A l’instant t de la coupe du monde (titulaires blessés non sélectionnés ou sur le banc, effectifs de club incomplets), PES photographie la donnée du football professionnel mondial, et nous fait jouer à cet instant précis, pour sans doute refaire le match, corriger l’histoire plutôt qu’en projeter l’écriture (on a bien sur refait la finale), avec l’impossibilité, dans la mouture XBOX 360 de revenir à l’actualité : l’équipe de France est irrémédiablement (il est impossible de modifier les effectifs) et pour la dernière fois bien celle de Zidane, avec lequel il faudra faire encore une année durant, dans ce qui constitue une régression (parmi d’autres comme l’impossibilité de sauvegarder les ralentis ou encore le nombre réduit de stades…) parfaitement antinomique avec la série, bâtie sur ce principe d’évolution rendant obsolète les versions précédentes. Tout ceci n’importe bien sûr qu’aux gratte papiers et statisticiens besogneux, et non le joueur. Nous l’avons affirmé dès le début de ce blog, les principes de réalité autres que propres au jeu, cela n’a d’autre effet que de nous dissoudre un peu de réel superficiel en son sein. Et faire vivre Zidane sur les terrains une année supplémentaire, comme réunir des équipes de légendes, c’est le luxe que peut bien s’accorder, contre cette même réalité le jeu vidéo.

En réalité, ce qui rend la série des PES en soi aussi intéressante, c’est plus une certaine idée du football que définit chaque mouture, variable, mais non vraiment qualitativement comparable, et qui nous fait attendre chaque nouvel épisode : plus ou moins orientée spectacle, privilégiant les dribbles et les chevauchées offensives ou la rigueur défensive, la récupération et le collectif, chaque épisode dévoile un programme de tendances satisfaisant plus ou moins le joueur selon ses affinités personnelles (notre préférence va ainsi au troisième épisode). Cette année, place à une certaine austérité défensive : il est plus difficile de déborder les défenses, prendre le dessus sur le plan aérien, ou les désorienter mécaniquement par un simple demi-tour (corrections opérées sans doute de par leur usage trop systématique dans le précédent opus), avec toutefois la présence accrue de contres favorables. Tout cela pour dire a quel savant et subtil dosage tient chaque épisode de PES, développé par des programmeurs soucieux de nous rapprocher avec une méticulosité effarante de ce qui tient de l’essence du football, avec la volonté de réduire toujours le décalage entre cette idée de jeu et sa possible réalisation, où là réside véritablement le caractère évolutif de la série.

Permise par une puissance accrue de calcul (significative dans le dernier volet par le changement de génération de machines), cette évolution relève d’un affaiblissement de la liaison causale entre le joueur et l’écran : le principe d’interaction, inchangé, de combinaison dénombrable déclenchant une action se soumet aux conditions de jeu dont la complexité toujours plus grande (propriétés du footballeur sélectionné, position de la balle, présence de joueurs venant contrarier l’action..) travestit de même la volonté initiale dans l’effectuation finale du mouvement, rendu démesurément plus complexe que sa source (basiquement, une pression sur un bouton). La conclusion d’un mouvement décisif, dans PES (1) n’est en d’autres termes jamais entièrement maitrisable par le joueur : le déclenchement du tir s’y fait notamment à rebours, après remplissage de la jauge et mise en position de frappe du personnage. Nous n’avons alors de contrôle total que sur l’idée du mouvement (cause) et non son effectuation (effet).

Par conséquent, PES nous révèle du jeu vidéo cette vérité qui nait malgré sa conception habituelle, contre l’idée courante que le jeu vidéo constitue la donnée du virtuel. En réalité, le virtuel c’est bien le joueur, évoluant sur un plan de virtualité (contenant l’idée du mouvement) séparé de l’écran du jeu qui se différencie et signifie le réel. En attendant éventuellement une réponse adéquate à la complexité de la machine (et sans doute donnée par Nintendo et le basculement d’un espace d’interaction discret à un espace d’interaction réel -avec l’idée de ligne comme principe-), nous jouons à PES, et bien d’autres (NBA 2K, Dead or Alive 4…) en optimisant nos chances de réussite, laissant toujours à la fin la possibilité d’une surprise, née non pas du hasard, mais d’un élément à peine perçu, ou auquel on ne pourra qu’échapper. Espoir et incertitude de joueur suspendu à son devenir…

 

Khanh Dao Duc

(1) Mais ce n’est pas le seul jeu dans ce cas, voir l’excellente série des NBA 2K, ou dans les derniers volets sur XBOX 360 notamment, l’utilisation du joystick droit à l’approche du panier déclence un type particulier de tir (shoot dos au panier, lay up, tir en extension), que le personnage effectura différemment selon les conditions données.

 

Ultime expérience du capitalisme (?) – Dead Rising

 

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On avait promis quelque chose sur Ryu Ga Gotoku et voilà qu’on enchaîne sur Dead Rising. Les jeux se succèdent, laissant leur trace, leur impression, leur expérience, ils vont plus vite que nous, plus vite que la pensée, ils ne nous laissent pas le temps de s’installer, d’écrire à leur sujet, de les méditer. Après tout sont-ils fait pour ça ? Pas sûr. Peut-être que les jeux vidéo sont le stade ultime de l’art, de sa rencontre avec l’ère industrielle, la technique, la machine et le capitalisme, la marchandise et l’amnésie. Comme une conséquence terminale, excessive et paradoxale des analyses de Günter Anders, une dissolution de l’être dans des mondes où la machine est notre devenir, notre seul rapport à une humanité assistée par ordinateur, tel un désir cachée en nous derrière l’ère informatisée des choses. Peut-être sont-ils enfin -comme le degré absolu-, ce que Benjamin prédisait pour la perte de l’aura avec la photographie et le cinéma au début du vingtième siècle. Peut-être, peut-être pas, tout dépend du rapport qu’on veut entretenir avec eux, avec les images, question de médiation, de distance, de rapport critique à soi, aux choses, au média. Tout dépend aussi des jeux eux-mêmes. Un jour nous réglerons ici le compte des MMORPG, l’ère et l’espace fasciste du jeu vidéo.

Dead Rising donc, par Capcom, société mère du serial, de la répétition dans la variation, éditeur roi de l’action et de sa maîtrise la plus parfaite, penseur de gameplay, architecte du level design, alchimiste du jeu vidéo tout court. Chacun sait depuis Biohazard (Resident Evil) l’influence qu’a eu le cinéma de Romero pour Capcom. On peut même avouer sans s’égarer qu’ils sont à l’origine de renouveau autour du genre qui entraîna au cinéma sequel, remake et autres pastiches, pour le meilleur (Dawn of the Dead par Zack Snyder), comme pour le pire (Shaun of the Dead). Pourtant ce n’est pas avec Biohazard que Capcom a réalisé son œuvre à la filiation la plus directe, la plus concrète et évidente avec le cinéma de Romero, mais bien avec Dead Rising. On reviendra peut-être encore sur ce jeu pour en décrire l’étonnante complexité de sa construction narrative, sa singularité, ou encore pour expliciter combien sa difficulté est au cœur même d’un projet où le joueur devient lui-même le cobaye d’une expérience quasi scientifique. Pour l’instant c’est davantage cette continuité propre au projet critique et esthétique de Romero que nous voulons interroger afin de démontrer comment se joue une rupture franche et étonnante avec tout ce que nous connaissions alors dans le jeu vidéo.

Dawn of the Dead (Zombie) était un pamphlet radical, une critique sociale où se mélangeait une conscience sommaire du matérialisme dialectique marxiste à une esthétique plus insidieusement et paradoxalement romantique (fascination pour la mort, la fin des temps). La poésie des lieux vides et des villes abandonnées qui le parcoure, cette étrangeté soudaine contaminant le quotidien, l’angoisse teintée d’une plénitude inexplicable face à l’absurdité qu’acquièrent les objets courants, tout ça imposait une vision du monde en équation avec lui-même tout en marquant un profond décalage rappelant chaque chose à son essence, sa matérialité comme son immatérialité. Devant ces paysages urbains où l’homme est une proie de ses ex-croissances, presque un étranger à son propre territoire, notre monde y apparaît comme un environnement étrange où les signes se font vestiges. Un espace où chaque chose prend la forme de la ruine, d’un souvenir de l’homme. Cette vision d’une humanité en lambeaux où se mélange nihilisme par défaut et utopie communautaire déchue (le plus beau film de Romero, Knightrider en avait fait son sujet), prenait évidemment la capitalisme et ses conséquences (le consumérisme à sa limite anthropophage), comme source de notre maladie. Zombie était bien entendu un film qui dans son montage original (celui par Romero lui-même), était épouvantablement didactique. Chaque métaphore étant lourdement soulignée, que ce soit dans les raccords, l’utilisation de la musique ou par le côté beaucoup plus bouffon du propos. Heureusement Argento a réglé le problème et on peut dire sans hésitation que Romero lui doit son meilleur film.

Romero participait évidemment d’une mouvance gauchiste post sixties qui ne se remettait pas de ses illusions (lire en diagonale l’ouvrage de J.B Thoret « Le cinéma Américain des années soixante-dix » pour éclaircir mieux le propos et le contexte) et qui ne s’en est jamais vraiment remise (voir Land of the Dead ou les derniers Joe Dante, surtout son segment pour Masters of Horror). Politique, ces œuvres voulaient l’être assurément à travers leur dialectique prenant le cinéma comme un terrain de jeu de métaphore où l’horreur peindrait le paysage de notre modernité afin d’exercer une prise de conscience morale face aux dérives du consumérisme ravageant les rapports humains. Des films d’action, de dénonciation et de critique parfois facile camouflant assez mal des utopies plutôt floues, mais peu importe puisque finalement ce qui compte encore aujourd’hui c’est le geste et surtout la vision de ce monde apocalyptique. Ce qui restera, ce qui est resté. D’où part alors Dead Rising, où se situe l’étroite filiation et comment s’exerce-t-elle au sein d’un jeu vidéo reprenant à son compte près de trente ans plus tard l’œuvre de Romero tout en affirmant le contraire (tel que le stipule un avertissement sur la jaquette) ?

Elle se situe dans une continuité explicite propre à la critique ouverte par le cinéaste. De par son scénario d’abord, accusant ouvertement l’Amérique d’exploiter le Mexique et ses habitants afin d’améliorer les ressources du continent nord américain, de par une critique plus globale ensuite, pointant directement ou indirectement toutes les sociétés industrielles au travers de ses différents personnages, ses boss que Capcom a appelé des psychopathes. Quoique le terme soit discutable, chaque personnage incarne une pathologie ou un symptôme dont la cause vient d’abord d’une société, que ce soit depuis une certaine incarnation du pouvoir (l’état, sa corruption, ses erreurs, dont le peuple est toujours victime), ou d’un environnement social où la différence des êtres n’étant pas tolérée ils ont dérivés (le clown, le pyromane). Un dernier type de psychopathe incarne moins la victime que le dérèglement propre de la machine capitaliste, sa déviance absolue, l’incarnation de tous ses excès, qu’il soit depuis la déliquescence morale où il n’y a plus de distinction entre l’homme et l’animal (le boucher), la perversion libidineuse (la femme flic), ou la dérive vers le religieux (le chef de la secte).

Chaque psychopathe incarne ainsi un état de la maladie, de manière très symptomatique, très évidente, forcément grossière, parfaitement lisible. Au fond peu importe que la subtilité du discours soit absente, l’orientation du jeu assure au contraire clairement sa position, de la critique sociale, géopolitique, économique, politique, médiatique, elle assume effrontément et sans scrupules sa démagogie, jouant avec les références et les (vraies, fausses peu importe) convictions. Etre contre l’occident, contre l’Amérique ou contre les dérives du capitalisme global tient moins ici d’une nécessité d’un discours permettant de faire émerger la vérité à partir d’un réseau de symboles qui excèderait le jeu (la réalité). Au contraire tout cela participe à une mise en relation, beaucoup plus serrée et proche qu’il n’y paraît, avec le principe du jeu vidéo lui-même.

Dead Rising, contrairement à l’œuvre de Romero, de par sa nature de jeu et depuis l’expérience qui en découle, n’entend pas simplement illustrer un discours critique un peu naïf convoquant à la hâte quelques réminiscences du socialisme. Il nous place bien au-delà du point de vue de l’information ou de la prise de conscience morale que nécessiteraient notre monde et notre modernité. Dead Rising nous situe ailleurs, depuis un rapport qui ne prend plus seulement place dans la dialectique ou la représentation mais directement dans l’expérience même de la critique. Il ne s’agit pas ici d’assister à la construction d’un discours et d’en juger ou jauger les thèses, mais d’être soi-même l’objet de la thèse, l’objet du discours, d’y participer en tant qu’acteur. Comment cela fonctionne-t-il ? De manière on ne peut plus évidente, on ne peut plus ostensible. Mettons que contrairement au cinéma de Romero, Dead Rising nous permet de quitter enfin le théâtre, sa distance, pour explorer les mécanismes de la représentation et de son sujet de l’intérieur. Tout dans Dead Rising, dans ce que le jeu nous demande d’accomplir renvoie ainsi à un rapport comptable, un rapport marchand : éliminer un maximum de zombies au prix d’un carnage inimaginable et jouissif en alternant joyeusement les moyens, les armes voire les véhicules motorisés ; les innombrables sous missions à remplir pour finir le jeux avec le plus d’auto satisfaction possible puisque la trame principale s’en moque totalement ; la multiplicité des magasins à visiter et piller dans le mall pour satisfaire encore toutes ses petites pulsions consuméristes et anarchistes inassouvies ; l’incitation à cumuler des points en jouant au plus vulgaire et racoleur des paparazzi, tout renvoie à un désir d’accumulation débridée, insouciant, pulsionnel, réactif et presque sauvage. Tout n’est que prétexte et hypocrisie à jouir soi-même de manière la plus décadente possible des fruits de ce capitalisme que le jeu s’amuse tant à critiquer. Tout jusqu’aux possibilités même offerte par le next gen de la 360, pour la rutilance des ses graphismes et surtout le surnombre numérique des zombies, foule incroyablement constante, corps ou chair à canon offerte dans la complaisance la plus absolue, livrée à nos plaisirs sadiques les plus primitifs.

Le sujet de Dead Rising n’est donc pas contenu dans son scénario (par ailleurs évidemment déjà vu et sans réel intérêt), nous sommes le sujet (et l’objet). Livré à ses désirs consuméristes les plus fantasmagorique, le joueur fait ainsi lui-même l’épreuve de la critique, c’est à lui de s’écarter et de prendre conscience de ses actes, de son rapport au jeu que sa difficulté, sa gestion du temps et son principe de sauvegarde ne manque pas d’ailleurs de faire. Jouer à Dead Rising c’est faire soi-même l’expérience apocalyptique de la machine capitaliste, c’est un peu devenir soi-même la machine, prendre conscience de l’importance du volume, du nombre, de sa gestion et l’entropie qui se génère en jouant ainsi compulsivement avec des symboles. C’est entrer dans la dérive, l’excès, faire partie d’un cauchemar évidemment purement théorique et spéculatif mais qui pourtant à un stade révèle sa part de vérité devant l’accomplissement de notre participation. Ce devenir un peu cobaye du discours, tout ironique voire cynique qu’il soit (en admettant que Capcom joue sciemment avec), nous place je crois dans une situation inédite au moins dans le jeu vidéo. Ainsi le point de vue critique de Dead Rising existe moins du point de vue des auteurs, du message à faire passer, que dans cette disponibilité a priori paradoxale qu’a le joueur de devenir l’objet de sa propre critique (les échos du scénario l’y aidant).

D’où enfin l’étrange cohérence du matériau avec lui-même, voire le terrifiant constat qu’il nous oblige à penser à force d’évoluer dans le jeu de manière aussi décomplexée et jubilatoire. On est fasciné par le réalisme du mall, on s’essaie joyeusement à tous les objets, toutes les armes, on jouit des tronçonneuses, on écrase par centaine, par milliers des corps de pixels sous le parking en fonçant à cent à l’heure avec un cabriolet, on massacre comme un barbare dans le tunnel qui nous mène enfin vers la sortie. Les prétextes ne manquent pas pour faire évoluer ce génocide anonyme, immoral et qui n’a d’existence que dans et par ce qu’il critique et pour nous, dans la complaisance et la complicité la plus totale. Comme si Dead Rising, en étant l’ultime avatar ou conséquence des sociétés de l’ère industrielle et digitale qui aujourd’hui se nourrissent d’images comme des cannibales, il nous proposait de venir y participer, pour voir, pour comprendre et qui sait, peut-être pour savoir. Et si finalement le message c’était d’abord une impasse ? Les machines se nourrissant d’autres machines, et après ?

 

Jérôme Dittmar

 

Dualité postmoderne – Tetris DS

 

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Si l’on affirme la possibilité de détacher dans le jeu vidéo une pensée issue d’un régime de signes (donnée à l’écran/action du joueur) , pourquoi ne pas considérer les données de non-jeu dans un jeu vidéo comme partie signifiante du régime ainsi manifesté? Comme l’écran-titre d’un jeu par exemple, qui pourrait ainsi figurer une note d’intention, annonciatrice d’une certaine problématique. Les exemples ne manquent pas pour corroborer ce postulat: référence explicite à Romero pour le récent Dead Rising, la plaine de Shadow Of The Colossus, paradigme de l’idée de l’infini qui parcourt le jeu, le monde décentré d’Animal Crossing (voir le texte de Jérôme Dittmar paru sur le blog : ACWW, éternité) etc. Et dans le cas qui nous intéresse, l’écran titre de Tetris DS nous donne à voir des sprites de Link, Mario ou Samus époque NES venant intéragir avec les tetrominos, soit encore signifier une interaction entre éléments bigarrés, réunis par le contexte passé qui les a générés (une idée du jeu vidéo à une certaine époque). De fait, parce qu’il se propose d’actualiser la donnée dont il hérite (filiation avec l’original dans le nom) mais aussi celle d’un pan entier de l’histoire du jeu vidéo, on ne saurait voir Tetris DS comme un de ces objets postmodernes que nous évoquions précédemment, en tant que ré-articulation et appropriation particulière de signes caractérisés par l’inflation et la circulation incontrôlée des composantes du flux que ces mêmes mécanismes pré-supposent.

Revenons alors au point de départ principal, Tetris et son principe original, totalement aliénant et captivant de dissolution de l’être dans l’impératif quasi-kafkaïen et infini de tâches bombardées arbitrairement (1) (à ce sujet, notre préférence va précisément dans le nouvel opus au mode mission, qui propose d’enchainer les lignes sous certaines contraintes supplémentaires), où l’on est consolé par l’ivresse du nombre et de sa gradation: accélération (augmentation de vitesse) et score -cette donnée fondamentale dont on ne parle quasiment jamais- générateur de point de fuite (convergence asymptotique) et non pas d’un horizon plat (infini partout autour, comme dans Oblivion par exemple où la triste tendance, issue de notre temps, du néant meublé dissout cette fois le joueur dans un sinistre monde décloisonné -d’où subsitution du monde et perte de l’altérité-). De cet univers, arbitraire et muet qui n’a d’autre fonction que d’engendrer des situations dont le degré d’abstraction suffirait à décrire les principes fondateurs du jeu vidéo (répétitivité et différenciation, dénombrabilité et simplicité des situations définissant un gradient d’intensité, interactions joueur-écran…), le nouveau Tetris propose une divergence des modalités de jeu (gameplay) accompagnant le passage, propre à la Nintendo DS, d’interactions dénombrables à des interactions localisées sur un espace mesuré et réel. Il n’y a qu’à voir la catégorisation de ces modalités par critère d’action : Modes « pousser », « toucher » etc. A ce titre, cette divergence– et ce n’est pas une critique en soi- n’est qu’une semi-réussite, car moins radicale qu’annoncée: A la manière de New Super Mario Bros, Tetris DS reste dans ses mécaniques de jeu tourné vers l’ancien, car les multiples solutions qu’il propose ne sont pour autant que basées sur une dénombrabilité du champ d’interactions intrinsèquement liés à son principe de jeu, et donc dénaturées (par la mécanique inchangée de rotation des pièces, ou encore la re-discrétisation de l’epace par son pavage, par exemple).

Caractérisé par un principe d’extension nécessairement équivalente topologiquement (invariance qualitative), le jeu ne trouve alors la possibilité de se ré-articuler qu’en instaurant une dualité séparante et réflexive, soit en détachant le jeu de sa capacité même à être joué. En d’autres termes, l’articulation entre l’actuel et l’Histoire du jeu vidéo que déplie Tetris DS n’est produite qu’en distanciant et mettant en perspective la donnée de cette Histoire (via la dualité propre de la console dans l’utilisation des deux écrans). Agissent alors différents régimes de médiation, qui le sont toujours (alors que totalement détaché dans le cas de subotron) car le lien entre le joueur et l’écran, bien que plus que jamais ténu est encore présent : il y a une possible modification par le joueur jouant (ex: la réussite d’un niveau) de la donnée du deuxième écran. D’où on y revient, le caractère signifiant de l’écran-titre s’affichant sur l’écran non tactile, figurant des interactions que livrent alors non pas le joueur mais les divers personnages apparaissant et désormais indépendants, interactions qui restent encore communes (faire disparaître et manipuler les blocs). Et d’où plus tard, le déroulement d’un niveau de Mario Bros ou Donkey Kong parallèlement à la partie du joueur. Autrement dit, le jeu agit par la projection de sa donnée sur un espace réflexif de non-jeu (figurant un jeu auquel ne joue pas le joueur), où l’on pourra avoir conscience d’une histoire du jeu vidéo, indépendante de nous et universelle. Il y a peut-être là l’idée qu’on n’accède à une conscience du jeu vidéo, certes en jouant d’abord, mais in fine qu’en dépassant le jeu même, comme lorsqu’au dernier degré de difficulté du mode standard, alors que les pièces s’enchaînent à une vitesse folle, obligeant à déployer une totale et intense concentration, le thème original (cette musique, hypnotique et essentielle) vient, ultime gourmandise de joueur, retentir. Contemplant alors le chemin parcouru, sondant la chaîne des causalités et les conditions d’existence, on en vient à la précieuse quintessence du jeu vidéo, accomplissant (voir notre texte sur Table Tennis) ce que nous imaginions il y a encore peu.

 

Khanh Dao Duc

 

1) Pour certains même, symbolique d’une certaine idiosynrasie contemporaine. Citons Janet Murray: « a perfect enactement of the overtasked lives of Americans in the 1990’s -of the constant bombardment of tasks that demand our attention and that we must somehow fit into our overcrowded schedules and clear off our desks in order to make room for the next onslaught » Murray, Janet. Hamlet on the holodeck. New York : The Free Press, 1997

 

(éloge inachevée) – Ryu Ga Gotoku

 

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Il faut parfois se retirer des choses, les abandonner, peut-être même les laisser inachevées. Comme le disait récemment Rémy Russotto sur le blog de la revue Pylone, « il n’est pas nécessaire qu’une œuvre d’art soit perçue pour qu’elle puisse être imaginée », elle existe même par son absence. Ainsi certains jeux vidéo n’ont pas besoin d’être entièrement parcouru, d’être pleinement maîtrisé, pour révéler leur puissance de représentation ou la force de leur émotion. Accomplir quelques étapes de Shadow of the Colossus suffisent à saisir sa grandeur poétique, inutile de le terminer pour percevoir le territoire de sensations où il nous mène, « ce qu’une œuvre d’art exprime est présent partout continuellement (elle ne répond pas aux limites de l’espace et du temps) ». Plus nous jouons et plus se forge ainsi cette conviction qu’il faut prendre petit à petit les jeux à rebours, à partir d’un point opposé où les règles qui les structure laissent entrevoir d’autres régimes de sensations et d’idées dès lors qu’on les renverse, qu’on cesse peut-être même de jouer.

Mais si cette liberté que l’on gagne à défaire le jeu nous donne des possibilités inédites d’interprétation, il existe d’autres jeux qui nous absorbe et que l’on ne peut s’empêcher d’arpenter sans cesse. Après dix jours et dix nuits blanches d’errance dans Ryu Ga Gotoku se dessine ainsi cette idée contraire d’un jeu dans lequel le désir et le plaisir d’immersion continue à vivre d’heure en heure. Comment expliquer cela, traduire cette expérience ? Il est encore trop tôt pour arriver à éclaircir tout ce que Ryu Ga Gotoku produit en nous, il y a encore trop de pistes possibles, trop d’analyses, trop de sensations mêlées dont la fraîcheur laisse ce sentiment à la fois grisant et déjà mélancolique du retour de voyage. Après cinquante heures de jeu, de déambulations dans ce Kabukicho digital, à relire le yakuza eiga à la lumière d’Hollywood et d’une industrie si nouvelle, la pensée est assaillit de centaines de propositions et la conscience en veilleuse, encore endormie et en songe au cœur de mille éclairages néons hypnotiques.

Posons par cette première ébauche l’idée d’un carnet de note où ce texte ferait figure d’introduction. Disons que nous voulons explorer Ryu Ga Gotoku comme l’objet d’une analyse qui prendra des formes variées et nécessaires afin de déterminer en quoi sa singularité en fait un jeu différent. Plusieurs pistes sont déjà envisagées ou envisageable. Il y aurait pour commencer la ville et une approche baudelairienne, une description purement poétique, sensuelle et subjective procuré par des heures de flânerie. Ensuite, imaginons décrire comment Ryu Ga Gotoku réussit ce pari tant de fois répété de synthétiser le jeu vidéo et le cinéma, comment il arrive à convaincre là où les œuvres de Kojima continuent de faire apparaître un écart impossible à combler. Il sera question de comprendre comment la problématique de la narration propre à la construction d’un récit peut enfin coexister avec des dynamiques propre au jeu vidéo.

A partir de ces deux axes principaux, nous pourrons ou pourrions les renverser et faire de sorte que l’approche plus subjective de la dimension poétique du jeu associé à la ville soit vu du côté des rapports entre cinéma et jeu vidéo, comme l’analyse plus structurelle de ces derniers nous permette de comprendre l’existence si nouvelle de la ville. Nous ne savons pas encore vers où toutes ces intuitions vont nous mener, peut-être faudra-t-il diverger, nous laisser aller aussi loin que possible en tentant à chaque fois de mettre autant de la distance entre nous et le jeu que d’y plonger. Comme de voir la ville de haut (rigueur scientifique) et de dedans (description et interprétation pure à partir de nos sensations ou nos désirs).

Peut-être aussi qu’il nous faudra repasser par l’Histoire, évoquer inévitablement une généalogie pour mieux comprendre comment Ryu Ga Gotoku s’impose et se distingue en regard de ses ancêtres, tel que Shenmue auquel il est si difficile de ne pas penser. Peut-être encore faudra-t-il évoquer nos espoirs, nos illusions, comment à partir du jeu de Sega le jeu vidéo nous plaît à rêver des formes d’expérimentation et de représentation inédites. Il s’agit ici d’ouvrir un chantier d’où nous espérons pouvoir faire émerger une architecture dans laquelle viendrait vivre cette chose si étrange qu’est Ryu Ga Gotoku, si étrange et pourtant si loin des formes plus théoriques appartenant à des œuvres telles que la série des Silent Hill. Car si ici nous n’assistons pas visiblement à une rupture aussi radicale que du côté de chez Konami, le jeu de Sega nous propose néanmoins des possibilités de divergences et d’interprétations qui si elles n’appartiennent pas qu’à lui sont au moins un moment clé de l’aboutissement provisoire de quelque chose. Un moment où au cœur de la fiction et aux désirs qui nous lie à elle comme dans ses structures il y a un évènement.

En attendant de réellement initier cette petite série de textes à venir sur Ryu Ga Gotoku (Yakuza pour l’occident) qui nous fera sans doute partir vers des contrées encore impensées, évoquons simplement le fait que l’expérience qui en découle a produit chez nous une constellation de sensations à la fois inédites et où se conjuguait une longue série de fantasmes. Tour à tour promeneur ou acteur, nous y avons vécu une incroyable densité de choses où se mêle autant la fascination que le souvenir et la nostalgie. Territoire de fiction et d’errance, de fantasmagorie et d’accomplissement, tout à la fois clos, structuré et constamment mouvant ou ouvert, Ryu Ga Gotoku marque pour nous un moment clé du jeu vidéo dont nous espérons enfin pouvoir faire quelque chose.

 

Jérôme Dittmar

 

Video game culture

 

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Le fil de nos pensées reprend sur zero infinite, enrichi de découvertes et d’expériences de jeu nouvelles, de territoires immensément vastes et immensément intimes que nous explorons avec notre joie de joueurs de jeux vidéo. Avec, dans le dernier texte de Jérôme Dittmar, l’affirmation d’une survivance possible du jeu vidéo, il s’agissait d’en saisir la grandeur cachée et affirmer l’existence, au-delà sa dimension consumériste, d’une esthétique et d’une éthique propre au jeu vidéo, bouleversant notre rapport à l’écran et ses images. Le jeu vidéo pouvait survivre; il fallait alors qu’il ait connu une mort où vienne plonger tout son passé, un moment où le jeu vidéo, art devenu indépendant représente un monde éclatant d’un éclat ne le rendant par la suite plus présent que dans le souvenir. Ce que vient symboliser la Dreamcast, c’est à ce titre l’apogée d’une certaine idée du jeu vidéo (retour à une pureté totale du jeu dans sa prime conception en même temps que l’exploration complète des possibilités générées par son axiomatique classique) et idéal crépusculaire à partir duquel se constitue sa projection en un après, une mémoire du jeu vidéo. Signe capital enfin, parmi d’autres (retrogaming, jeux vintage, autres joyeusetés postmodernes et manifestations séparées se réclamant du jeu vidéo que nous avons pu déjà mentionner et dont nous ne manquerons pas de parler) nous laissant déjà voir en marche la subversion dialectique et culturelle propre à tout dépassement d’une sous-culture par la prise de conscience de son existence propre et singulière. A l’émergence de cette culture, il ne manque peut-être plus que la réunion du séparé (nous les joueurs), non en tant que séparé (phénoménologique), mais séparé de l’objet même de cette réunion (pensée en tant que séparation du sujet à l’objet), réalisant enfin véritablement la survivance du jeu vidéo.

C’est là le rôle d’une critique du jeu vidéo, son impensé en même temps que sa nécessité. Faire cheminer une pensée à laquelle nous puissions nous référer et accorder une signification, creuser un sillon dans lequel enfin, le jeu vidéo puisse s’accomplir conceptuellement. Donnons pour l’heure une autre piste possible : celle de sa muséification, en d’autres termes de sa mort littérale et celle de ses objets, et de leur libération d’un espace sans coordonnées ni repères, celui de l’éternelle puérilité débilisante de toutes les enseignes commerçantes courantes. Au hasard d’une visite dans le Museumsquartier de Vienne, nous nous sommes attardés sur les curieuses galeries peuplant sa circonférence : Manifestations d’art contemporain, magasins et librairies d’art, expérimentations en tout genre venant cotoyer, à quelques mètres de là les chefs d’oeuvres reconnus de l’Histoire de l’art exposés dans les Leopold Museum et autres grands musées de la ville (illustration du culte indiscriminé viennois dont parlait Scarpetta (1), quoiqu’il s’agisse à nos yeux plus d’une émulation propre à l’importante densité culturelle historique de la ville). Parmi ces galeries, l’Electric avenue, et une enseigne consacrée au jeu vidéo, shop subotron. S’y exposent objets peuplant l’Histoire du jeu vidéo (dont quelques « antiquités » d’une grande rareté), certains même pas à vendre, laissés au regard du spectateur curieux. Discrètement mais sûrement, le jeu vidéo trouve là l’épicentre d’une possible extension au monde, d’où (sur subotron.com) puisse se capter la donnée d’une activité culturelle débordante (space invader, game boy music club…). Evidemment, un simple mot d’ordre : Hands on electronic game culture

Si le jeu vidéo vit sans doute déjà sa muséification (cf. les Namco museum et autres Capcom collection, et l’ahurissante quantités de roms compilés sur divers sites, en attendant la virtual console et tout le catalogue de jeux Nintendo, Sega et Nec promis par la Wii), Subotron réalise la muséification de ses objets, d’autant plus précieuse qu’elle contient, par sa simple mais fondamentale localisation (la concrétisant) un projet politique (dignité du joueur) et esthétique (dignité de ses objets), venant confirmer que le jeu vidéo a quelque chose à nous dire : tous ces objets qui, libérés du poids de l’univers où l’on en dispose comme on le consomme, outrepassant leur inertie et leur mutisme fonctionnels, viennent en effet désigner le monde et son absence, celle du sujet -le joueur- (« l’inquiétante étrangeté » de l’objet familier dont parlait Baudrillard (2)), et signaler, d’un signe qui est celui de l’effacement de la trivialité de ce rapport (séparation de la vitre) tous les rapports propres de médiation possible entre le joueur et l’écran. Dans l’évasion de cette trivialité par l’objet qui, par conséquent substitue l’idée de son présent permanent par une véritable historicité génératrice de singularités, le jeu vidéo va au-delà du souvenir ou d’un passé incorruptible que nous viendrions évoquer, mais affirme une présence à interroger. Et de ce qu’il en est advenu, face à cette culture et ces objets qui nous tiennent à coeur, ou qui contiennent encore la trace d’une époque pour nous à peine effleurée mais que l’on sait déterminante, peut-être pourrons-nous un jour tirer l’essence de cet art devenu capital, en formuler les propositions pour batir, qui sait, une théorie du jeu vidéo qui viendrait définitivement sceller sa grandeur.

Khanh Dao Duc

(1) Guy Scarpetta, « Esquisses viennoises », in Lettre Internationale no 8

(2) Jean Baudrillard, Mots de Passe

 

Dead Star End – Under Defeat

 

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Les livres s’entassent dans les silos des bibliothèques, sur les étagères des libraires et des bouquinistes ou meurent sous le pilon des éditeurs. Les toiles vivent chez les antiquaires, les amateurs d’art ou finissent dans les galeries ou les musées. Les films crèvent sous la poussière des cinémathèques ou deviennent presque immortels une fois numérisés en DVD. Toutes les œuvres ont un destin, quand est-il de nos jeux, de nos consoles ? Jalousement conservés par des archivistes, des maniaques, des fétichistes ou des collectionneurs, les jeux et les consoles du passé n’ont aucun autre espace symbolique ou réel où exister en dehors de celui des joueurs. Peut-être quelques bases de données d’abandon ware sur le net, des sites pour un créer une mémoire confuse et abstraite, sans ligne, sans perspective, pas de devoir ni de travail encyclopédique, aucune construction, juste quelques liens, des structures laissées aux soins d’amateurs éclairés, pionniers par amour du jeu, amour des objets, amour du temps. Le jeu vidéo n’a pas encore d’institution réelle, d’état, il n’est pas encore inscrit comme un patrimoine, quelque chose qui ferait sens. Normal, le jeu vidéo reste une industrie, le fruit du capital et du loisir, il n’est pas un art, c’est un objet de consommation de masse voué à l’amnésie perpétuelle. Tant mieux ? Qui sait.

On sait pourtant qu’il y a une persistance et une résistance à la disparition. Que quelque part, par des initiatives personnelles, individuelles, l’histoire du jeu vidéo s’inscrit. D’abord dans nos mémoires, nos souvenirs, perpétuellement réactualisés avec la sortie de nouveaux titres venant compléter des séries initialisées sur des machines du passé. Il y a eu aussi, comme dans toutes choses produites par le capitalisme, des tentatives de retour en arrière. Des phénomènes générationnels auxquels on a vite donné un nom, un agent de classification, le retro gaming. Ecran vintage ou bien symptôme d’un nouveau rapport aux jeux vidéo et son histoire, son expérience ? Un peu des deux, c’est selon. Ce qui compte surtout c’est le type de médiation que nous entretenons avec ces jeux et ces machines. Il n’y a pas de passé en soi dans le jeu vidéo, sa seule preuve concrète d’existence tient à la technique et la fabrication même du jeu, l’évolution du gameplay, l’influence du cinéma, de la narration. L’absence d’actualité, de visibilité du réel, de références le retranche toujours ailleurs, dans un temps à lui seul et lié sa création pure. D’où la possibilité étrange de situer les jeux sur une échelle du temps qui n’appartient qu’à lui et celle de la technologie. Le jeu vidéo est le premier art de l’ère numérique dont nous écrivons à peine l’histoire, sans boussole. Un peu perdu nous avançons en tâtonnant, avec les jeux et nos expériences ludiques comme seul référant.

Comment exister dans cette histoire qui n’existe que par nous-même, nos échanges, nos rencontres, nos expériences ? Et surtout, quelle signification donner à ces objets auxquels nous donnons un passé, une valeur sentimentale ? Il y aurait-il une mélancolie possible à jouer aujourd’hui à Under Defeat, le dernier shoot de G.Rev sur Dreamcast ? Dernier jeu produit sur la dernière des machines de Sega. Les consoles et les jeux sont-ils des rêves ou des illusions qui un jour connaissent une fin inexorable ? Un peu comme une idole, une rock star, un groupe ou un auteur qui disparaît ou met fin à sa carrière, Under Defeat apparaît comme le chant du cygne d’une glorieuse carrière. La manette en main, ébloui par la beauté de ses graphismes et ses effets de fumées sidérants, épaté par la perfection de son gameplay, on ne peut s’empêcher de vivre la dernière production de G.Rev sans s’émouvoir. La Dreamcast finit en beauté, en retournant aux origines du jeu vidéo, Under Defeat s’impose comme l’un des meilleurs shoots auxquels on ait jamais joué. Simple, épuré, difficile (évidemment), entre Xevious, Tiger Heli, 1941 ou Zero Gunner, G.Rev a conçu un jeu sexy et parfait. Comme s’il voulait mener sa dernière danse avec l’éclat des derniers instants, on se laisse prendre la main la gorge nouée. Survivre au jeu ce n’est plus que toucher la perfection du doigt, c’est faire partie d’un rêve, d’un idéal, d’un projet imaginaire concrétisé dans le genre à part du shoot them up.

Que la Dreamcast finisse sur Under Defeat, c’est presque un cadeau, fait aux joueurs, à quelques initiés, à ces résistants qui par amour ont conservé leur machine sans succomber à la technologie Sony. Plus loin ce cadeau c’est celui que G.Rev fait à tout le jeu vidéo. Plus qu’aux puristes, aux collectionneurs, aux amateurs du genre, Under Defeat s’adresse à nous. C’est une déclaration d’amour, un jeu fait avec passion, un travail d’artisan que comme tout bon shoot on revisite sans cesse, qu’on apprend par cœur. Finir ainsi c’est presque dire de la Dreamcast qu’elle survivra à son décès, faire un pied de nez au next gen. Quelque chose communique, laisse une trace. Comme Ikaruga, Border Down ou Psyvariar 2, Under Defeat s’inscrit dans cet espace rare des jeux qui resteront, qui font une machine, créent des liens, inventent une histoire propre à une console et fondent une communauté de désirs. Comme au cinéma c’était constitué celle de la cinéphilie à l’aube des années 50, celle du jeu vidéo, encore éphémère, fluctuante, indéterminée sinon sans quelques pseudos castes n’ayant encore aucun cadre théorique à leur existence, un genre comme le shoot et ces productions Dreamcast permet d’imaginer l’une des branches possibles de cette communauté encore à formuler. Avec la mort de la Dreamcast et l’arrivée d’Under Defeat, on pourrait dès aujourd’hui poser les premières lignes de cette communauté, et dire qu’il ne s’agit pas que d’un groupe d’initiés, de passionnés, mais au contraire affirmer la portée universelle du jeu. Oui, Under Defeat est un genre de jeu qui ne plaît qu’à une minorité, pourtant non, le jeu de G.Rev nous concerne tous, derrière lui c’est plus que l’idée d’un type ou d’une forme de jeu qui existe, c’est tout un regard sur le jeu vidéo et son histoire. Discrètement, sans réflexivité, sans faire de post modernisme, aucune citation, pas de point clé, juste l’évidence d’un amour du jeu, de sa conception, de ses images, de son foisonnement.

Under Defeat pourrait être comme une idol. L’idol est faite pour être vénéré, elle est sacralisation absolue de la femme ; belle pour toujours, jeune à jamais, elle ne connaît pas le temps, son histoire est immédiate, instantanée, comme une étoile filante ; toujours actuelle son existence n’a de réalité que comme un fragment temporaire pris dans le tourbillon de l’image généralisée, omniprésente, la spirale des autres filles qui lui succéderont ; chaque idol est voué à être éphémère, consommé, dévoré, oublié, pourtant qui sont-elles ces filles qui occupent des mémoires, qui habitent des fantasmes, dont certains collectionnent les photos, les albums, les calendriers ? Peuvent-elles être comme ces jeux avec lesquels nous vivons et dont la si brève existence semble aller contre l’histoire ? Ces idols, stars en kit aux formes toujours sexy, aux airs perpétuellement heureux et lisses, toutes condamnées ou presque à la disparition, qui en conserve la mémoire ? Qui comme pour le jeu vidéo vient pour raconter l’histoire de leurs dernières heures, les dernières photos, la dernière vidéo ? Il y a-t-il des historiens de ces fantasmes à vendre, des théoriciens de cette jeunesse immortalisée et interchangeable ? Idem, quand Under Defeat sonne le glas d’une machine avec laquelle s’est créée un rapport, une médiation, un investissement, qui est là pour écrire son épitaphe, comment la dernière console de Sega et son dernier jeu peuvent-ils exister et disparaître dans la plus parfaite indifférence ? Les feux d’artifice bâclé d’Ubi Soft et de leur minable fantasme techno-martial incarné en Ghost Recon Advanced War Fighter, le parfait ennui d’un Oblivion et de son univers égal au plus grand des déserts du manque d’inspiration possible, les Louis Vuittonneries de Sony, la totalité des jeux en ligne ne cessant d’exterminer lentement le peu d’humanité qu’il nous reste en ruinant toute altérité réelle possible, tout ça, oui tout ça et plus encore pouvait-il caché qu’au Japon quelques individus du studio de G.Rev nous disait ce qu’est encore le jeu vidéo ? Qui en dehors de chez Nintendo, Konami, Treasure et parfois Capcom peut-il encore affirmer savoir ce qu’est un jeu vidéo, quel est son horizon ? G.Rev comme Revolution nous l’a dit, sans formule magique, sans changement hyper visible, le jeu doit avoir une âme, peu importe le genre, peu importe l’univers, il doit avoir ce supplément d’âme, ce pacte de croyance associé à une idée du jeu.

Under Defeat restera comme la fin d’une idol, adulé par une poignée de vétérans, de fidèles, oublié, ignoré par la plupart. Quelques-uns s’en souviendront, l’évoqueront bientôt avec émotion, chaleur et trémolo dans la voix. Il deviendra peut être mythique, rare, précieux, cher, recherché, comme d’autres avant lui il aura sa côte, son aura, sa réputation le précèdera. On se souviendra avoir assisté à ses obsèques. Et même si tout ça n’aura au fond pas grande importance, avoir vécu la fin d’une histoire, la mort d’une machine faite pour produire ces objets qui en jour feront partie de l’histoire de l’art, ce sera quelque chose auquel nous sommes forcé d’accorder une valeur. On dira alors, c’était le temps où…

Jérôme Dittmar

 

DS in Paris

 

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L’été parisien se poursuit encore, caniculaire et léthargique, laissant à peine quelque temps pour quelque effort de pensée devenu coûteux. Il faut pour autant ne pas manquer de parler des rencontres DS in Paris, initiées par des membres de la rédaction de nofrag.com, et dont le principe est d’une brillante évidence pour tous ceux connaissant la machine de Nintendo: Donner un lieu et une date pour pouvoir se réunir et jouer en profitant des capacités multijoueur uniques de la DS ( telles que les possibilités de connexions sans fil, téléchargement à partir d’une seule cartouche et spécificité des jeux). Répondant à cet appel, nous étions présents, parmi 62 autres personnes réunies à cette occasion (la quatrième) sur le quai des orfèvres, pour jouer et éprouver, autour des éternels Mario Kart, Tetris et autres Bomberman, le plaisir de ces multiples parties se renouvelant à l’infini et se déroulant sur un espace transcendant le quai parisien où nous étions réunis ce soir du 19 juillet.

En effet, si l’on se lance dans quelque interprétation topo-analytique de DS in Paris, cette multiplicité fait alors apparaître autant de points attracteurs évanescents, situés sur le plan de phase d’un Paris localement investi de lignes de champ prêtes à joyeusement faire converger en des coordonnées partiellement spatiales les joueurs (agrégés en petits groupes reliés par un impondérable réseau de connexions sans fil). Autrement dit, l’évènement produit une dimension supplémentaire, concrète et pourtant invisible dans le jeu de ses coordonnées préétablies (date et espace géométrique), et dont la totalité détermine sur l’espace formé les connexions existantes, spatiales et temporelles des joueurs se rassemblant autour d’une partie figurant précisément la dimension supplémentaire de cet espace. Cette vue de l’évènement n’est pas gratuite et sans fin: il s’agit bien d’affirmer à travers le prisme mathématique une pensée critique du jeu vidéo en tant que champ de liaisons causales entre le joueur et le jeu, et par conséquent donnée de médiations de la réalité du monde à une autre réalité écranique.

Dans cette perspective topologique de l’évènement, nous pouvons ainsi précisément déterminer les modalités propres des interactions que celui-ci produit. DS in Paris ne figure pas un déni de la réalité comme l’est le jeu en ligne (substitution radicale du monde par une substitution de ses règles et suppression de l’altérité), mais au contraire procède à l’ajout de la donnée du virtuel à la réalité en tant qu’espace topologique et temporel. On serait tenté de reprendre Baudrillard et dire que cette fois, le virtuel ne tient plus lieu de réel mais s’y juxtapose, rendant indispensable la présence singulière de l’autre en tant qu’autre soi et non entité anonyme réduite à un pseudo ou avatar déliré (1). Paris y est aussi de cette façon rendue indispensable, élevée à un degré de perception inédit et pourtant de nouveau ramenée à sa dimension urbaine, nouménale et phénoménale (autrement dit, l’évènement se réitère localement selon un concept idéel figurant Paris sous ces deux aspects). On y verrait presque quelque chose de salutaire si l’on songe au mouvement de virtualisation accélérée que subit la ville (non loin se déroulait le sinistre et iréel Paris Plage -cf. Le regretté Philippe Muray-, attirant ses hordes de « fréquentants déambulateurs » , et chassant le « Paris camping » résidu de réel, et donc problématique)

Pour en revenir enfin au jeu vidéo, on ne saurait dès lors ne pas voir dans DS in Paris l’évidente illustration de l’entreprise de construction de nouveaux régimes de jeu lancée par Nintendo, relevant d’une politique et d’une conception du jeu vidéo propres à la firme, et dont DS in Paris donne un début de matière. Avant la Wii, dont le nom figure une intention de créer un champ contre-champ du jeu vidéo (il n’y a qu’à voir le trailer de la Wii disponible sur le site de Nintendo faisant jouer ensemble ses deux « i »), DS in Paris amène déjà le jeu à entrer dans le réel, et être réel du fait de l’autre qui le valide, libéré d’une expérience encore restreinte et solitaire. Soyez prêts, le jeu a déjà commencé.

KDD

(1) Révélatrice, l’attitude de Tommy (journaliste chez Game One) qui, sur une partie de Mario Kart leva les yeux un moment donné pour demander qui lui avait envoyé une carapace. Ou comment l’altérité, dérivée du jeu, ne se produit véritablement que sur l’horizon de notre réalité première.

 

Cinéma & Jeu vidéo (2)

 

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Notre ambition, avec Zero Infinite tient de la possibilité d’un laboratoire ouvert, formuler une pensée toujours plus riche, cheminant par toutes les sources possibles. A l’occasion de la table ronde Cinéma & Jeu vidéo organisée dans le cadre de l’évènement Paris cinéma, on ne pouvait hélas que remettre celà à une autre fois, et surtout constater l’absence même de discours un tant soit peu réflexif, le plus souvent cantonné au champ des banalités d’usage quant à l’industrie du jeu vidéo et du jeu vidéo en tant que composante du multimédia chronophage, supprimant en réalité toute sa spécificité et son historicité (un comble pour des personnes prônant la sempiternelle créativité et indépendance artistique qui, dans cette perspective de confusion des arts ne veut plus dire grand chose). Ennuyeux donc, voire même insupportable.

La seule chose que l’on retiendra, c’est que tout fut resté désespérément plat et superficiel (« Tout converge », mais vers quoi? « Tout reste à faire », mais quoi?). On pouvait regretter l’absence de David Cage, créateur de Fahrenheit, qui du coup a laissé le pathétique King Kong (dont le directeur de production Xavier Poix était venu parler) comme seul exemple concret de jeu qui fut présenté par un des acteurs de sa création. On pouvait regretter aussi qu’Erwan Cario (journaliste chez Libération) en fut réduit aux simples présentations et questions (alors qu’il put dire en deux phrases sur Ico des choses incomparablement plus vraies et plus pertinentes que ce que pouvait balancer dans sa litanie un Atom Soumache –directeur de Onyx Films et co-fondateur de MKO Games– à côté de la plaque), et surtout, ce que l’on pouvait regretter, c’est que cette table ronde soit restée à la circonférence de son sujet.

Car à quoi bon parler de toutes ces adaptations de jeu en film ou vice versa, mauvaises au possible, (opère-t-on d’ailleurs aujourd’hui une distinction entre les films adaptés et les films originaux?) et qui forment autant de matière négligeable si l’on songe par exemple au travail d’un Hideo Kojima qui, s’il ne fait pas dans l’adaptation avec les Metal Gear Solid livre une mise en abyme du jeu à travers un référent narratif cinématographique? Ou si l’on songe encore à ces tentatives d’intégration inverse boursouflées comme les Casshern et autres films de Kitamura (on a, chose incompréhensible, quasiment jamais parlé du Japon au cours de cette table ronde), et tant d’autres exemples encore où c’est réellement de cinéma et de jeu vidéo dont il s’agit. La source de toute réelle discussion possible quant au rapport entre le cinéma et le jeu vidéo, n’est-elle pas alors dans un rapport à l’image et à l’écran, potentiellement fusionnel, et à ses degrés et modalités de réalité, variables et cruciaux dans le flux de ces images auquel nous sommes plus que jamais soumis? Pour l’heure, il faudra, sur ce terrain-là, se contenter, encore et toujours, du flamboyant hors série des Cahiers du cinéma consacré au jeu vidéo, désespérément seul.

KDD

 

Versus : Cinéma & Jeux Vidéo

 

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Il faut passer l’été parisien dans l’oisiveté et l’inertie la plus totale, fuir tout ce qui perturberait la traînasserie et pourrait soumettre le corps à la plus infime accélération, fuir les chaleurs assomantes; à l’occasion, poser un pied à l’Espace Paris Cinéma sur la place Saint-Germain-des-Prés. Dans la « Zone Versus » amménagée dans le cadre de l’évènement Versus : Cinéma & Jeux Vidéo , on profitera alors des bornes mises à disposition pour parcourir un pan entier de la généalogie du jeu vidéo, de l’atari 2600 à la Xbox 360, et s’enrichir alors d’un voyage immobile et sans destination particulière à travers les temporalités variables, les esthétiques disparates et les multiples générations vidéoludiques.

Affalé sur les larges coussins d’un espace lounge parfaitement approprié et pour l’instant encore peu fréquenté (tant mieux), on a pu somnoler sur l’assoupissant Dune sorti sur Mega CD, réveiller des sentiments proustiens sur les Double Dragon, Die Hard Arcade et autres beat’em all qui formèrent notre jeunesse, comparer la nullité d’un Willow avec celle du dernier Harry Potter, constater le savoir-faire ancestral de Konami déployé sur les Batman returns, et autres Tortues ninja… Autant de (re)découvertes que de jeux à jouer et à savourer comme l’on savoure une friandise, dans l’insouciance d’un été qui passe.

A suivre…

KDD

Versus : Cinéma & Jeux Vidéo. Du 30 juin au 11 juillet 2006 de 12h à 19h à l’Espace Paris Cinéma (6è arr.)

http://www.pariscinema.org

 


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